L'Aïkido comme outil d'évolution personnelle

Par Farid Si Moussa

Extrait du magazine Spécial AIKIDO N°17 avec l’aimable autorisation de l’Editeur Pierre-Yves Bénoliel - Editions IMC

L'Aïkido est un miroir impitoyable qui nous place face à nous-mêmes. De notre capacité à voir et accepter cette image dépendra notre possibilité de la faire évoluer. Un processus et des écueils que Farid Si Moussa éclaire brillamment.

Si l'Aïkido tient une place à part dans le monde des arts martiaux, c'est probablement dû à l'accent mis - à tort ou à raison - sur son aspect spirituel : l'Aïkido se veut en effet un art martial qui développe la conscience et vise à une forme de sagesse, conformément aux vœux de son fondateur.

Le Budo n'est pas l'art de se servir très habilement d'une arme... il est la voie vers la sagesse éternelle....

M.Ueshiba Les fondements de l'aïkido

Cette spécificité s'illustre notamment par le fait que l'Aïkido exigera du pratiquant, à un moment ou à un autre, qu'il perfectionne sa technique en travaillant sur lui-même, c'est à dire sur ce qu'il est, autant, sinon plus, que sur ce qu'il fait. Cette singularité revendiquée de l'Aïkido implique que le pratiquant ne fera pas que progresser sur cette voie, mais qu'il devra aussi évoluer.

Evoluer, c'est à dire faire un retour sur soi (l'étymologie de "évolution" renvoie à cette idée de cercle, de rotation, contrairement à la "progression" qui évoque une direction linéaire déterminée vers un but), une transformation plus ou moins modeste de ce que l'on est pour pouvoir authentiquement et profondément changer ce que l'on fait. La structure de la pratique de l'Aïkido (absence de compétition, rôles prédéterminés de tori et uke) va mettre l'évolution au centre de la pratique : elle fait en sorte que le retour et l'interrogation sur soi deviennent une nécessité à la progression ; pour progresser en Aïkido, il faut évoluer. C'est ainsi que l'on peut essayer d'analyser et de comprendre le sens de cette remarque que l'on trouve fréquemment répétée chez les maîtres, professeurs et pratiquants d'Aïkido : "Mon Aïkido a évolué".

La Progression

Les personnes qui disent cela parlent de tout autre chose que de leur progression en Aïkido ; la progression est le perfectionnement normal de la technique, au long du temps de pratique : on devient plus précis, plus économe, plus relâché, etc., tandis que l'évolution évoque un changement de perspective, une rupture dans la continuité : c'est la conception même de la technique qui change, pas seulement sa réalisation qui s'améliore ; c'est donc le pratiquant qui a changé quelque chose dans sa manière d'aborder l'Aïkido, dans son regard sur la pratique. Or il n'y a évolution, donc changement, que quand quelque chose vient perturber la continuité sans faille de la progression, à tel point qu'elle la met en échec. Face à l'arrêt de la progression, devant cette impasse butoir, il devient nécessaire de changer d'approche. C'est ce processus qui se passe pour tout pratiquant d'Aïkido un tant soit peu assidu.

O sensel Morihei Ueshiba en train de lire.

Facteurs d'évolution : la nécessité de se questionner soi-même

En Aïkido uke est pour tori un alibi, un prétexte à la pratique : il propose une contrainte, un "problème" à résoudre à travers l'attaque codifiée qu'il propose. Pendant que tori réalise la technique demandée, uke agit sur lui comme un générateur de retours d'informations qui lui permettent d'ajuster, de corriger sa technique (placement, gestes, rythme, etc.) et donc de progresser. Au bout d'un certain temps (dans mon constat empirique je dirais autour de 6 mois à 1 an de pratique en moyenne), on voit apparaître des constantes dans la manière qu'a chaque tori de gérer les retours qui lui sont faits par les différents ukes. En tant que tori, on nous fait remarquer, et nous remarquons, que nous réagissons en étant par exemple systématiquement trop mou, ou trop rigide, ou trop agressif, ou trop pressé, ou trop ceci, ou trop cela. Ces défauts récurrents finissent par prendre toute la place des remarques faites par le professeur, tant et si bien que la progression s'en ressent : on stagne, on a l'impression de régresser. Moment très frustrant, dérangeant même, car ce qui se passe en réalité c'est que le frein à la progression n'est plus dû à un manque dans l'acquisition motrice et mécanique du mouvement, mais dans son acquisition psychomotrice. Le mot est lâché : et oui, l'Aïkido est aussi affaire de psychisme, donc de fil en aiguille et assez rapidement, de spiritualité, ou, à tout le moins, de travail sur soi.

Rien d'étonnant à cela puisque si nous avons en occident deux mots que nous attachons ("psycho" et "moteur" ) pour concevoir l'unité du corps et de l'esprit, cette unité est présupposée et constitue une évidence dans les traditions orientales dont l'Aïkido fait partie. Quand les freins au progrès deviennent systématiques et bloquent le développement technique, c'est signe que la source du problème est en soi. Tant que l'on est sur une progression régulière d'acquisition des gestes, il n'y a pas vraiment d'altérité qui puisse créer un arrêt à la pratique : les cours s'enchaînent et on accumule des savoirs techniques. Mais quand les gestes élémentaires sont acquis et que les partenaires ne répondent pas comme nous le souhaitons, alors les retours négatifs que les différents pratiquants nous envoient proposent une occasion de retour sur soi : si tout le monde ou presque nous renvoie que l'on passe en force, ou que l'on se place trop en avant, ou trop en arrière, etc., c'est que quelque chose en nous nuit à la qualité de notre technique et freine notre progression. Progression qui devra alors passer par un dépassement de ces freins qui paraissent venir de l'extérieur (c'est à dire des partenaires, ou même plus, de la discipline Aïkido elle-même), mais qu'en fait nous nous créons nous-mêmes, ou, pour être plus juste, que notre histoire personnelle a créés.

Evolution et histoire personnelle

Cette histoire personnelle est totale ; il ne s'agit pas uniquement de notre rapport aux arts martiaux, mais bel et bien de notre personnalité, c'est à dire de ce à quoi notre psychisme s'est identifié, ce à quoi nous faisons référence quand nous parlons de nous-même et quand les autres parlent de nous, de notre caractère le plus intime. Fondamentale et nécessaire, cette identité est notre force dans le monde : c'est par elle que nous avons survécu, c'est elle qui a protégé notre vulnérabilité. Les modalités en sont multiples : il y a des gens à dominance agressive, d'autres ont misé sur la discrétion, sur la provocation, la gentillesse, la victimisation, l'humour, etc. Dans la pratique de l'Aïkido, une fois donc passée la période d'acquisition des gestes élémentaires, notre corps fait inévitablement ressortir nos dominantes psychiques, de manière corporelle. Or ces dominantes n'étant pas universelles mais particulières, elles vont se heurter à l'altérité que représentent les autres pratiquants qui n'ont pas la même constitution psychomotrice. C'est le moment, ou non, de passer à l'évolution.

Tant qu'il n'y a pas de mouvement d'inversion de l'accusation de l'échec (c'est à dire tant qu'on continue à accuser les partenaires de multiples défauts), aucune évolution n'est possible et la pratique se sclérose, menant à l'aigreur puis au dégoût ou au refus. Pourtant, un blocage récurrent provient forcément de soi-même : il faut s'en saisir. Il en va de l'Aïkido comme d'un miroir : lorsqu'on se regarde dans un miroir, on voit son image, avec toutes ses qualités et tous ses défauts. Si l'on est insatisfait des défauts, on peut 1- ne plus se regarder dans le miroir, 2-casser le miroir, 3- comprendre que les défauts sont bien sur notre visage et non pas sur le miroir et donc essayer d'arranger les choses.


Notre histoire personnelle crée des freins à notre progression.

La première attitude, celle du déni, revient à arrêter l'Aïkido qui nous met face à une souffrance trop forte. Pourquoi pas, mais il est inévitable que d'autres situations de vie viendront elles aussi faire miroir. Ceci dit, ces autres situations seront peut-être plus abordables que l'Aïkido, alors pourquoi pas.

La seconde attitude est toujours du déni, mais dans le refus actif : cela correspond à accuser le partenaire (il se place mal, il ne comprend pas, il est raide, etc.), à passer sur lui des techniques en force, ou même à passer son temps à critiquer l'Aïkido. Si l'on suit la métaphore du miroir, on voit bien que briser le miroir est un refus du réel, qui ne va en rien le transformer : nos boutons sur le visage seront toujours là même si le miroir brisé ne peut plus les renvoyer. Ainsi, "casser" un partenaire dérangeant, au sens propre ou au sens figuré, ne changera en rien nos défauts, qui se manifesteront au partenaire suivant.

La troisième attitude est celle de l'évolution ; le miroir est un outil qui permet le retour sur soi, avec les deux étapes : 1- accepter ce que l'on est pour 2- éventuellement le changer.

De même, la pratique de l'Aïkido et l'altérité radicale que constituent les autres partenaires seront un miroir permanent de soi-même, qu'il faudra utiliser à bon escient.

Des déclics se feront alors, des paliers seront passés : après avoir, pendant des années, fait un ikkyo de cette manière-ci, on accepte de changer et on le fait de cette manière-là. Faire en douceur et en écoute, alors qu'on avait toujours fait en force, et constater que cela fonctionne est une véritable révolution ! Tout comme avoir un jour le courage d'agir avec puissance et vigoureusement, et se rendre compte que notre partenaire n'a pas eu mal, qu'il est toujours vivant et qu'il est même content de voir qu'on lui fait enfin confiance, alors qu'on a toujours fait de manière gentille et douce (par peur de blesser, par sentiment que l'autre ne saura pas gérer notre puissance...). Notre Aïkido se transforme alors de manière profonde et évolue, parce que nous nous transformons : les expériences citées ci-dessus ne sont jamais anodines à vivre, elles nous marquent, nous surprennent ; on fait des choses que l'on n'avait jamais pensées possibles : ce n'est pas seulement qu'on a fait quelque chose de nouveau, comme une compétence extérieure qu'on aurait ajoutée à notre besace, c'est notre être qui en est changé.

Quelques exemples...

L'évolution la plus classiquement évoquée chez les aïkidokas est celle du passage d'une conception musculaire, binaire et frontale de la pratique à une conception plus subtile et plus en écoute. Par exemple passer du rapport de force, du rapport de domination, à un rapport de compréhension, de rencontre, etc. La rengaine la plus fréquente, lorsque l'on entend les maîtres d'Aïkido évoquer leur parcours, est : "Avant je voulais être fort, passer mes techniques et montrer que je pouvais dominer n'importe qui... Aujourd'hui j'ai compris que tout cela était voué à l'échec, je recherche plutôt l'harmonie, l'écoute, etc."

Parfois, un événement plus ou moins traumatique (accident, blessure) est à l'origine du changement : pensons à l'évolution de l'Aïkido de maître Noro vers le Kinomichi suite à son accident de voiture, ou par exemple à maître Endo (Aïkikaï de Tokyo) qui raconte avoir transformé radicalement sa pratique (réputée rude) pour suivre maître Yamaguchi, suite à une blessure à l'épaule.

Mais le plus fréquent et le plus banal facteur d'évolution est la pratique quotidienne, qui nous met face à de multiples occasions de retour sur soi, quand notre professeur nous répète mille fois "Tu es trop pressé de finir la technique." ou "N'hésite pas à t'engager.", etc. : il vient un moment où la pratique vient nous questionner sur les raisons de nos blocages répétitifs et identiques, et nous sommes bien obligés d'aller nous regarder dans le miroir.

Rechercher l'harmonie plutôt que le passage en force.

Universalisation

Alors, laissant le point de vue particulier qu'était notre point de vue initial en commençant l'Aïkido, nous commençons à expérimenter les autres points de vue, les autres manières de faire, les autres pôles psychomoteurs. Nous sortons de notre identité psychomotrice dominante et spontanée pour aller vers l'altérité. L'évolution n'étant pas linéaire comme la progression, elle prendra plutôt la forme d'un parcours autour du cercle des grands principes que l'Aïkido incarne. On voyagera ainsi de l'actif au passif, de l'omote vers le ura et réciproquement, de l'irimi au tenkan, de l'écoute à l'imposition, et cent autres pôles qui s'engendrent réciproquement, en passant de l'un à l'autre et en y revenant régulièrement.

On entre dans le cercle de l'Aïkido avec notre personnalité en un point précis du cercle. Puis un jour on ose le parcourir : moi qui suis timide, j'ose et j'expérimente l'irimi, moi qui suis rentre-dedans, je me retiens et j'expérimente l'écoute. Chacune de ces expériences, si elle est vraiment réinvestie dans le désir de dépasser nos limitations, sera génératrice d'évolution positive. Positive non pas parce qu'on devient quelqu'un de meilleur (ce désir peut constituer une porte d'entrée dans le cercle, mais pas un aboutissement), mais parce qu'on s'universalise : on quitte le point de vue particulier de notre identité psychomotrice pour aller vers une compréhension plus large des autres identités. Cette compréhension est plus qu'une idée ou un concept, car elle est expérimentation psychomotrice des autres identités.

Ce faisant, il devient plus aisé de rester serein et équilibré face à l'altérité car on la connaît un peu mieux, on l'a visitée. Sérénité et équilibre qui vont rendre possible une relation harmonieuse (Aïki) qui soit basée sur la confiance (ni naïveté, ni méfiance).

Sérénité et équilibre qui s'exprimeront par une justesse intérieure et une beauté extérieure des mouvements d'Aïkido. Beauté non pas superficielle mais apanage du Juste et illustrant, pour terminer par un peu de philosophie, la triade Vrai-Bien-Beau de Platon.

Bio-express
Farid Si Moussa a débuté l'Aïkido à Nantes en 1989. Etudiant régulièrement en stage auprès de nombreux experts, il a plus particulièrement suivi l'enseignement de Philippe Gouttard. Depuis 2004 il se rend chaque année 2 à 3 semaines au Japon pour suivre l'enseignement de maîtres du Hombu dojo de l'Aikikai; et en particulier de Yasuno senseï. Il est enseignant professionnel d'Aïkido depuis 2009. Vous pouvez le retrouver sur : www.nantes-aikido.org.


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